Les néfliers, ces arbres modestes aux allures de gardiens discrets, formaient jadis l’ossature vivante des haies du Lauragais. Leurs silhouettes trapues, aux branches noueuses et tortueuses, dessinaient des frontières naturelles entre les champs, les jardins et les chemins creusés par les pas des générations. On les plantait là, non pour leur prestige, mais pour leur résistance et leur utilité : ils brisaient le vent, abritaient les oiseaux, et offraient, sans ostentation, leurs fruits étranges et généreux.
L’automne était leur saison de gloire. Alors que les jours raccourcissaient et que les matins se paraient de brume, les nèfles, ces petits fruits ronds et duveteux, passaient du vert pâle à un jaune doré, puis à un brun rouille, signe de leur pleine maturité. Elles restaient accrochées aux branches, comme des perles rustiques, jusqu’à ce que les premières gelées les attendrissent enfin. C’était un spectacle discret, presque secret : il fallait savoir les observer, savoir attendre, car la nèfle ne se donne pas avant d’être prête.
Leur saveur, unique et complexe, était une récompense pour les patients. Croquer dans une nèfle mûre, c’était découvrir une chair fondante, à la fois douce et légèrement acidulée, avec une pointe de tanin qui rappelait les sous-bois et les vieux pommiers. Certains les laissaient blettir pour en faire des compotes onctueuses, d’autres les transformaient en gelées parfumées, ou les mélangeaient à des pommes pour adoucir leur âpreté. Les enfants, eux, les récoltaient à pleines poches, s’amusant à les faire rouler entre leurs doigts avant de les déguster, les joues tachées de jus.
Ces arbres étaient aussi des témoins. Ils avaient vu défiler les saisons, les labours, les moissons, les mariages et les deuils. Leurs racines, profondes et tenaces, puisaient dans la terre la mémoire des anciens, ceux qui, comme mon père ou les voisins, connaissaient le nom de chaque parcelle et le meilleur moment pour planter, tailler ou récolter. Le néflier, avec sa rusticité, incarnait cette sagesse paysanne : il ne demandait presque rien, mais donnait beaucoup à ceux qui savaient l’écouter.
Aujourd’hui, quand je croise un néflier dans une haie oubliée ou au détour d’un chemin, je m’arrête toujours. Je touche ses feuilles , je cherche ses fruits parmi le feuillage . Je me souviens des mains qui les ont plantés, des bouches qui les ont goûtés, et de ce lien invisible qui unit les hommes, les arbres et la terre. Le Lauragais, avec ses néfliers et ses haies vivantes, reste pour moi un pays où le temps a le goût des fruits mûrs et des histoires partagées.

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